Basé sur l’observation de la vie sauvage, le Kalarippayat est le premier système d’auto-défense d’Asie.
Le saviez-vous ? Le Kerala, à la pointe sud de l’Inde, est probablement le berceau du plus ancien des arts martiaux d’Asie … Les démonstrations sont à couper le souffle, alors inutile de préciser que lorsque l’on a un petit garçon de 7 ans, ce dernier ne rêve que d’une chose: devenir aussi impressionnant que les derniers guerriers du Kerala. Avant de décider d’une inscription à un cours, nous allons ensemble assister à un entrainement. Une façon d’en apprendre davantage sur cet art qui combine performances physiques de haut-niveau, soin du corps et spiritualité et permet d’atteindre une forme inédite de non-violence et de maîtrise de soi.
Tradition et continuité
A six heures du matin, une douce torpeur règne encore dans l’enceinte d’East Fort et du temple Padmanabhaswamy de Trivandrum. Ce quartier historique et très commerçant abrite l’une des plus anciennes écoles de Kalarippayat de l’Etat. Lorsque nous arrivons devant le pittoresque bâtiment du CVN Kalari, la chaleur monte déjà et les élèves se pressent à l’entrée.
Déchaussés et revêtus d’une kacha, sorte de culotte en tissu nouée autour des reins, ils s’enduisent le corps d’huile. Le pied droit posé au sol en premier, ils entrent ensuite dans le Kalari par le seul accès possible, une petite porte de bois située à l’est. Aussitôt, ils touchent le sol de terre battue de la main droite puis leur front en signe de respect. Ils se dirigent à l’angle opposé vers un petit autel de forme pyramidale, le puttara, sur lequel brûlent l’encens et la myrrhe. Les premiers rayons du soleil pénètrent dans l’étroite pièce grâce à des ouvertures géométriques percées sous la toiture.
Qu’ils soient Hindous, Musulmans ou Chrétiens, les élèves rendent hommage aux divinités placées aux différents angles du Kalari. Il s’agit de Bhagavathi ou Durga, la déesse guerrière chevauchant un lion ou un tigre. On trouve également Shiva, Shakti et parfois Ganesh, qui apportent courage et protection. Les photos des précédents maîtres, les Gurukkals, sont aussi accrochées aux murs de pierre noircis et huilés. Ils sont autant vénérés que les dieux car ils représentent la tradition et la continuité.
La légende raconte d’ailleurs que le premier grand maître de Kalarippayat fut le seigneur Parasurama lui-même, celui qui, d’un coupe de hache, fit sorti de la mer d’Arabie l’Etat du Kerala. On raconte qu’il enseigna son art du combat à vingt-un disciples qu’il chargea, à leur tour, de transmettre leur savoir afin de protéger à jamais l’Etat sorti des flots.
Les premières traces de l’enseignement du Kalarippayat remontent au IIe siècle av. J-C. Des marchands, des voyageurs, des pèlerins auraient ensuite propagé ces techniques de combat originales. Au VIe siècle, Bodhidharma, un moine guerrier bouddhiste, parti du Kerala, atteignit la Chine, s’établit au monastère de Shaolin et transmit à ses disciples sa pratique martiale qui deviendra le Kung-Fu. Au Japon, le bouddhisme zen et sacomposante martiale s’inspirèrent du Kalarippayat lequel, mêlé aux techniques locales, aboutit au Karaté. On retrouve encore des principes ou des postures similaires dans la plupart des arts martiaux d’Asie comme le Tai Chi Chuan chinois ou l’Aikido japonais.
En Inde, le Kalarippayat connait son âge d’or entre le XVe et le XVIIe siècle. La côte de Malabar est alors constituée de plusieurs petit* royaumes contrôlés par les clans matrilinéaires des Nair. Situé au centre des villages, le Kalari est un espace d’entraînement où filles et garçons s’exercent dès l’âge de 8 ans. C’est un art de l’auto-défense à une époque où les conflits entre royaumes voisins se réglaient par des duels à mort.
À la fin du XVIIe siècle, la couronne anglaise prend le pouvoir sur la région et interdit la pratique du Kalarippayat. Cependant, la plupart des maîtres continuent à l’enseigner clandestinement jusqu’à l’indépendance de l’Inde où de nombreuses écoles ouvrent à nouveau.
Les jungles du Kerala
La première étape de l’entrainement, le Meithari, débute. Les élèves marchent de long en large du kalari projetant alternativement les jambes à hauteur de la tête. Ils répètent ensuite des enchainements complexes de mouvements coulés en tirant leur énergie du sol pour mieux projeter leur corps dans l’espace. Ces échauffements inlassablement répétées garantissent équilibre, souplesse et concentration durant le combat.
On dit que c’est en observant la vie des animaux sauvages dans les jungles du Kerala que les premiers guerriers ont codifié le maippayat, ces séquences basées sur l’imitation des postures et de l’énergie déployée de huit animaux dans un système d’attaque et de défense. L’éléphant, ancré dans le sol, aux appuis inébranlables. Le lion, qui se déplace lentement, les flancs au ras du sol, toutes griffes dehors. Le paon, aux ailes déployées, prêt à s’envoler. L’ours, protégé par sa masse et sa force. Le chat sauvage, alerte, qui bondit sur sa proie et retrouve ses appuis. Le coq, dont le corps entier se tend avant l’attaque vive et précise. Le cheval, aux grandes foulées, la force concentrée dans les épaules. Le serpent, dont les circonvolutions rapides égarent sa proie.
Appliquée quotidiennement sur le corps, l’huile aide aussi à la réalisation de ces mouvements difficiles et complexes. Elle réchauffe les muscles et protège les ligaments tout en favorisant une bonne circulation sanguine. Les Gurrukkals sont d’ailleurs initiés aux techniques de l’ayurveda, une approche médicale holistique qui cherche à maintenir l’équilibre de trois énergies fondamentales. Ils sont notamment de grands spécialistes des blessures orthopédiques et des lésions du système nerveux et de nombreux patients les consultent en dehors des heures de cours.
Dans le kalari, les élèves prennent d’ailleurs régulièrement part à des séances de massage effectué avec les pieds, les uzhichil. Le masseur, debout, se soutient à l’aide de cordes accrochées au plafond et utilise ses pieds pour produire des points de pression sur le corps de l’élève allongé au sol.
L’exécution parfaite des postures du Meithari conditionne le passage à la seconde étape de l’apprentissage. «Avec l’aide d’un bon maître, il faut environ trois ans de pratique régulièrepour prétendre toucher aux armes», nous confie Sree Sathya Narayanan, le Guru du CVN Kalari.
Energie circulaire
Cette seconde étapre, le Kolthari, est un entrainement effectué avec des armes en boisconsidérées comme les prolongements du corps. Il introduit aux étapes plus martiales bien que les enchainements restent guidés par une même recherche d’équilibre des énergies.
Déjà deux combattants se font face en position de garde, accroupis, jambes écartées, maintenant fermement à la verticale le kettukari, un long bâton de bambou. La joute est un enchaînement de coups et de parades mené à une cadence effrénée. Les partenaires se suivent, geste par geste, sans jamais se perdre des yeux dans une énergie commune et circulaire qui les fait ressembler à des félins prêts à l’attaque. Les deux bâtons sont rabattus au sol à la fin de chaque phase de combat. L’affrontement est basé sur une trame codifiée qui n’empêche pas l’improvisation de la part des deux protagonistes.
L’élève apprend à utiliser l’énergie de son adversaire pour la lui renvoyer. C’est l’application du principe de non résistance où l’action doit cependant être entièrement maîtrisée. On comprend que dans le Kalarippayat, l’efficacité martiale ne réside pas dans la force ou dans l’agressivité qui mène à la destruction mais plutôt dans le mouvement parfaitement exécuté, qui va engendrer le vide et donc la chute de l’adversaire.
Ainsi, le combat se joue non seulement sur les aptitudes physiques et techniques acquises mais aussi sur la force mentale déployée. Les élèves pratiquent d’ailleurs des exercices de contrôle de la respiration et du rythme cardiaque, proches du hatha yoga. Cette préparation développe une solide structure musculaire ; elle insuffle une énergie physique et nerveuse propre à dominer les sentiments de peur en conservant un calme et une excellente maîtrise de soi.
Points vitaux
A peine ce premier combat achevé, les élèves les plus avancés s’avancent au centre du Kalari : ils ont en main des épées et de petit* boucliers ronds, en fer. Les autres se tiennent debout sur les côtés pour observer et apprendre. Les adversaires ne doivent jamais se toucher d’autant plus que les armes utilisées sont bien réelles!
En appui sur la jambe droite, les deux combattants se font face, les boucliers se touchent à hauteur des épaules tandis que la lame des épées est dissimulée derrière. Les attaques sont effectuées simultanément. L’épée décrit de larges mouvements circulaires et percute le bouclier adverse dans un bruit de ferraille sec et dur alors que pas un cri ne sort de la bouche des guerriers concentrés. Déplacements vifs, sautés, glissés et tournoiements s’enchaînent dans un grand nombre de combinaisons. Les corps sont fléchis, ancrés dans le sol, les épaules en avant, l’arme dans le prolongement du corps. Les adversaires se guettent puis c’est de nouveau l’attaque. Les sauts sont de plus en plus hauts, les coups, plus forts. Les épées se croisent encore plusieurs fois alors que les deux adversaires sont en l’air.
Nous assistons à la troisième étape de l’entrainement, l’Ankathariou maniement des armes en métal. Outre l’épée, les élèves doivent savoir utiliser un poignard ou une petite dague. Ils s’affrontent aussi avec des lances affutées ou encore avec un fouet impressionnant garni de lames métalliques tranchantes, l’urumi, que les anciens guerriers Nair portaient à la ceinture.
Les guerriers plus aguerris atteindront l’ultime niveau du Verumkai, le combat à mains nues. Il comprend un vaste ensemble de clés, immobilisations, pressions ou projections. La pratique la plus dangereuse est celle de la cape, le kathyum thalayam; elle consiste à se défendre d’un adversaire armé en utilisant uniquement une pièce d’étoffe. Ce dernier stade de l’initiation induit la parfaite connaissance des 107 points vitaux ou Marmas. On dit qu’un seul coup porté peut provoquer des blessures irréversibles ou la mort instantanée de l’adversaire. Seuls les apprentis-gurukkals atteignent ce niveau de connaissance du corps humain dont ils se serviront principalement pour guérir et non pour blesser.
On dit en effet, que ces guerriers soigneurs du Kerala s’élèvent à un tel état spirituel que la violence est en fait rejetée au néant. C’est certainement le concept le plus difficile à appréhender: ils perçoivent ce qui est – les gestes de leur adversaire – et ce qui n’est pas encore – l’intention qui précède les mouvements. En se protégeant par anticipation, le guerrier sauve sa communauté tout en rejetant paradoxalement toute forme d’agressivité. A cet ultime degré de pratique, les anciens maîtres étaient réputés invincibles.
Les coups de klaxons répétés d’un rickshaw noir à bandes jaunes nous tirent de notre contemplation. Même l’ombre du kalari n’est plus un abri contre la chaleur humide de cette journée qui commence. Il est 9 heures du matin et l’activité de la rue est devenue assourdissante. Reprenant leurs vêtements quotidiens, les élèves quittent un à un le kalari pour aller étudier ou travailler.
En nous accompagnant vers la sortie, le guru nous explique alors que les maîtres du Kerala se rencontrent et s’ouvrent également à des échanges avec d’autres pratiques martiales ou artistiques même si certains déplorent la tendance à développer des représentations spectaculaires pour attirer les touristes en oubliant l’austérité, la philosophie intérieure et l’altruisme de leur pratique.
Bref, une façon aussi de nous faire comprendre que dans 6 mois, mon fils aura l’âge de commencer un entraînement strict, régulier et austère qu’il devra s’engager à suivre au minimum une douzaine d’année pour imaginer ressembler un jour aux guerriers de ses rêves … Mais mon fils n’écoute plus vraiment. Il suit des yeux ces combattants extraordinaires, sorte desuper héros redevenus anonymes, qui se mêlent à la foule bruyante et colorée se pressant autour des arrêts de bus ou des petites échoppes du quartier.